5

 

Le déraillement d’un tramway avait plongé Alexanderplatz dans un indescriptible chaos. Entendant l’horloge de la haute tour de brique de St George sonner 15 heures, je réalisai qu’à part un bol de Quaker Quick Flakes (« Idéal pour la jeunesse de la nation ») au petit déjeuner, je n’avais rien mangé de la journée. Je me rendis donc au café Stock, près des grands magasins Wertheim.

Dominé par le viaduc du S-Bahn, le café Stock était un modeste restaurant pourvu d’un bar encore plus modeste coincé au fond de la salle. Le patron, qui avait donné son nom au café, avait le ventre tellement gonflé de bière qu’il occupait à lui seul tout l’arrière du bar. Lorsque j’entrai, il était à son poste, emplissant des chopes et essuyant des verres pendant que sa jolie petite femme s’occupait de la salle. Les tables étaient la plupart du temps occupées par des officiers de la Kripo travaillant à l’Alex, de sorte que Stock était contraint de forcer la note de sa loyauté au national-socialisme. Un grand portrait du Führer dominait les convives, tandis qu’une affiche exhortait à la pratique systématique du salut hitlérien.

Stock n’avait pas toujours été comme ça. À vrai dire, avant mars 1933, il était même plutôt rouge. Il savait que je le savais, et il craignait que d’autres finissent par s’en souvenir. C’est pourquoi je ne lui tenais pas rigueur de la photo et de la pancarte qu’il avait affichées. En Allemagne, tout le monde était différent avant mars 1933. Et qui prétendrait ne pas être national-socialiste quand on lui colle un pistolet sur la tempe ?

Je m’assis à une table vide et observai les autres consommateurs. À deux tables de la mienne, je repérai deux flics de la brigade anti-pédés, officiellement dénommée « Département pour la suppression de l’homosexualité », un ramassis de flics guère plus respectables que de vulgaires mouchards. À côté d’eux, seul à une table, un jeune Kriminalassistent du commissariat du marché Wedersche, dont je me rappelais le visage grêlé de petite vérole parce qu’un jour il avait arrêté mon informateur, Neumann, qu’il suspectait de vol.

Frau Stock prit sans amabilité excessive ma commande de pieds de porc en choucroute. C’était une femme un peu soupe au lait, qui me reprochait secrètement de donner de l’argent à son mari en échange de petits potins sur ce qui se passait à l’Alex. Il faut dire que, avec la clientèle qui fréquentait son établissement, il apprenait des tas de choses. Elle s’éloigna en direction du monte-plats, se pencha dans le puits et transmit d’une voix forte ma commande à la cuisine en sous-sol. Stock décoinça son ventre de derrière le bar et s’approcha de ma table d’un pas tranquille. Il tenait dans sa main boudinée un exemplaire du Beobachter, le journal du Parti.

— Salut, Bernie, dit-il Quel foutu temps, hein ?

— Complètement pourri, tu veux dire, Max. Apporte-moi une bière quand tu auras une minute.

— Je te prépare ça tout de suite. Tu veux jeter un coup d’œil au journal ?

— Y aurait-il des nouvelles dedans ?

— M. et Mme Charles Lindbergh sont à Berlin. C’est le type qui a traversé l’Atlantique en avion.

— Fascinant, n’est-ce pas ? Je suppose que ce héros de l’aviation va profiter de son séjour ici pour inaugurer quelques usines de bombardiers. Peut-être même faire un vol d’essai sur un chasseur flambant neuf. Ils sont capables de lui proposer d’en emmener un en Espagne.

Stock jeta un regard inquiet par-dessus son épaule en me faisant signe de baisser la voix.

— Pas si fort, Bernie, supplia-t-il en fronçant le nez comme un lapin aux aguets. Tu vas me faire fusiller.

L’air outré, il alla chercher ma bière en marmonnant.

Mon regard tomba sur le journal qu’il avait laissé sur la table. Un bref article mentionnait « l’enquête en cours sur l’incendie de Ferdinandstrasse dans lequel deux personnes ont trouvé la mort », mais sans donner leurs noms, sans évoquer leurs relations avec mon client, et sans préciser que la police croyait à un double meurtre. D’un geste méprisant, je balançai cette feuille de chou sur la table voisine. On trouve plus d’informations au dos d’une boîte d’allumettes que dans le Beobachter. Au même instant, les flics de la brigade anti-pédés quittèrent la salle, et Stock m’apporta ma bière. Il tint la chope à hauteur de mes yeux avant de la poser sur la table.

— Avec un joli col, comme d’habitude, fit-il.

Je le remerciai, bus une longue gorgée puis, du dos de la main, essuyai la mousse de mes lèvres. Frau Stock prit mon assiette sur le monte-plats et l’apporta. Elle jeta à son mari un regard assassin qu’il fit mine de ne pas remarquer, puis elle alla débarrasser la table que venait de quitter le Kriminalassistent vérolé. Stock s’assit en face de moi et me regarda manger.

— Alors ? Tu as appris quelque chose ? lui demandai-je au bout d’un moment.

— On a repêché le cadavre d’un homme dans le Landwehr.

— Ce n’est ni le premier ni le dernier, dis-je. Tu sais bien que le canal est devenu l’égout de la Gestapo. À tel point que, quand quelqu’un disparaît dans cette foutue ville, on le retrouve plus vite en allant voir les éclusiers qu’en allant demander à la police ou à la morgue.

— Oui, mais celui-ci avait une queue de billard enfoncée dans le nez. Les flics supposent qu’elle est entrée dans le cerveau.

Je reposai couteau et fourchette.

— Ça ne t’ennuierait pas de passer sur les détails jusqu’à ce que j’aie fini mon repas ? lui dis-je.

— Excuse-moi. Je n’en sais pas plus. Mais dis-moi, normalement, la Gestapo ne fait pas ce genre de truc, si ?

— Personne ne peut dire ce qu’on considère comme normal au siège de Prinz Albert Strasse. Peut-être avait-il fourré son nez dans des affaires qui ne le concernaient pas. Ils ont peut-être voulu faire une métaphore poétique.

Je m’essuyai la bouche et posai quelques pièces de monnaie sur la table. Stock les empocha sans même compter.

— C’est quand même drôle de penser que c’étaient les Beaux-Arts qui étaient là avant que la Gestapo s’y installe.

— Je dirais même que c’est à se tordre. J’imagine que les pauvres bougres travaillant là-bas s’endorment heureux comme des anges rien que d’y penser. (Je me levai et me dirigeai vers la porte.) Merci quand même pour le tuyau sur les Lindbergh.

Je rentrai à pied à mon bureau. Occupée à nettoyer la vitre protégeant la gravure jaunissante qui ornait la salle d’attente, Frau Protze se réjouissait des déboires de l’infortuné bourgmestre de Rothenburg. Le téléphone sonna alors que je franchissais la porte.

Frau Protze me gratifia d’un large sourire et se précipita dans son réduit pour aller répondre, me laissant seul face à la gravure à présent brillante comme un sou neuf. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas regardée de près. Le bourgmestre de Rothenburg avait imploré Tilly, chef de l’Armée impériale allemande au XVIe siècle, de ne pas détruire sa ville. Tilly avait accédé à sa requête à la condition que le brave bourgmestre boive six litres de bière d’un trait. Le maire s’était vaillamment tiré de ce formidable défi, sauvant ainsi sa ville de la destruction. J’avais toujours pensé que c’était une histoire typiquement allemande. Exactement le genre de plaisanterie sadique à laquelle une brute des SA aimerait se livrer. Rien ne change en ce bas monde.

— C’est une dame, m’informa Frau Protze. Elle n’a pas voulu me donner son nom, mais elle insiste pour vous parler.

— Passez-la-moi ici, lui dis-je en entrant dans mon bureau.

Je soulevai l’appareil en forme de bougeoir et portai l’écouteur à mon oreille.

— Nous nous sommes vus hier soir, dit la voix.

Je jurai intérieurement à l’idée que c’était Carola, la fille que j’avais rencontrée au mariage de Dagmarr. Je préférai oublier au plus vite ce déplorable épisode de ma vie. Mais ce n’était pas Carola.

— Ou plutôt ce matin, car il était très tard. Vous alliez sortir, et moi je revenais d’une soirée. Vous vous souvenez ?

— Frau…, fis-je.

Encore incapable d’y croire, je n’arrivai pas à prononcer le nom de son mari.

— Je vous en prie, dit-elle vivement. Laissez tomber les formalités. Ilse Rudel, si cela ne vous ennuie pas, Herr Gunther.

— Cela ne m’ennuie pas le moins du monde. Comment aurais-je pu vous oublier ?

— Ça ne m’aurait pas étonnée. Vous aviez l’air très fatigué. (Elle avait la voix moelleuse comme une crêpe Kaiser.) Hermann et moi oublions souvent que les gens n’ont pas des horaires aussi fantaisistes que les nôtres.

— Si je puis me permettre, je dois dire que vous étiez d’une absolue fraîcheur.

— Je vous remercie, roucoula-t-elle.

Elle eut l’air sincèrement flattée. L’expérience m’a appris qu’une femme n’a jamais son content de compliments, tout comme un chien ne se lasse jamais de dévorer des biscuits.

— En quoi puis-je vous être utile ?

— J’aimerais vous entretenir d’un problème urgent, dit-elle. Mais je préfère ne pas en parler au téléphone.

— Voulez-vous venir à mon bureau ?

— Je crains malheureusement que cela ne me soit impossible. Je serai aux studios de Babelsberg toute la journée. Voudriez-vous passer chez moi dans la soirée ?

— Chez vous ? Ma foi, oui, j’en serais enchanté. Où habitez-vous ?

— Badenstrasse, numéro 7. À 21 heures, cela vous conviendrait ?

— Parfait.

Elle raccrocha. J’allumai une cigarette et la fumai distraitement. Elle devait être en train de tourner un film, pensai-je, et je l’imaginai m’appelant de sa loge vêtue d’un simple peignoir, juste après une séquence où elle nageait nue dans un lac de montagne. Je m’attardai plusieurs minutes sur les détails de cette scène. J’ai l’imagination fertile. Puis je me demandai si son mari savait qu’elle avait un appartement. J’en conclus que oui. On ne devient pas aussi riche que l’était Six sans savoir que votre propre femme a un endroit à elle. Elle devait le garder pour se préserver un peu d’indépendance. Une femme pareille était certainement capable d’obtenir ce qu’elle voulait lorsqu’elle l’avait décidé. Et si elle était prête à offrir son corps, elle pouvait même demander la lune, avec quelques galaxies pour faire le compte. Toutefois, il était peu probable que Six soit au courant de notre petit rendez-vous. L’homme qui m’avait demandé de ne pas fouiner dans ses affaires de famille n’aurait certainement pas apprécié que je voie sa femme en tête à tête. J’ignorais encore de quel problème elle voulait m’entretenir, mais de toute évidence, elle ne tenait pas à ce qu’il parvienne aux oreilles du gnome.

J’appelai Müller, journaliste criminel au Berliner Morgenpost, le seul journal à peu près décent encore disponible dans les kiosques. Müller était un bon journaliste dont on gâchait le talent. Les vieilles méthodes de reportage criminel n’étaient pas très bien vues. Le ministère de la Propagande veillait au grain.

— Écoute-moi, dis-je après les politesses d’usage. J’aurais besoin de certains renseignements que vous devez avoir dans vos archives. J’aimerais en savoir le plus possible, et le plus vite possible, sur Hermann Six.

— Le millionnaire de la sidérurgie ? Tu bosses sur la mort de sa fille, pas vrai, Bernie ?

— La compagnie d’assurances m’a engagé pour enquêter sur les causes de l’incendie.

— Qu’est-ce que tu as appris jusqu’à maintenant ?

— Pas grand-chose. Ça tiendrait sur un ticket de tram.

— Oui, nous sommes dans la même situation. Et avec ça, il nous faut un article pour demain ! Le ministère nous a dit de ne pas faire de vagues. On doit s’en tenir aux faits et rester le plus discret possible.

— Et pourquoi ça ?

— Six a des amis puissants, Bernie. Son argent peut faire taire beaucoup de langues.

— Tu as découvert quelque chose ?

— J’ai juste entendu dire qu’il s’agirait d’un incendie criminel. Quand veux-tu tes renseignements ?

— J’ai un billet de cinquante disant que demain serait parfait. Prends aussi ce que tu trouves sur le reste de la famille.

— Un petit billet sera le bienvenu en ce moment, tu sais. Salut. Je raccrochai, puis rangeai quelques papiers entre les pages de vieux journaux que je fourrai dans un tiroir où il y avait encore un peu de place. Après ça, je passai un moment à gribouiller de petits dessins sur le buvard de mon sous-main, puis soulevai un des presse-papiers posés sur mon bureau. J’étais en train de le faire rouler d’une main à l’autre lorsqu’on frappa à ma porte. Frau Protze apparut.

— Je me demandais si je ne pourrais pas faire un peu de classement dans vos papiers, dit-elle.

Du pouce, je désignai les piles hétéroclites de dossiers étalés par terre derrière mon bureau.

— C’est mon système de rangement, lui expliquai-je. Ça vous paraît peut-être étrange, mais tout est en ordre.

Elle sourit d’un air indulgent et hocha la tête avec attention comme si je lui dévoilais un secret qui allait changer sa vie.

— Tous ces dossiers sont des affaires en cours ?

— Ce n’est pas un cabinet d’avocat ! répliquai-je en riant. Il y en a pas mal dont je ne sais pas exactement si elles sont en cours ou pas. Vous savez, le métier d’enquêteur a son propre rythme. En général, on n’obtient pas de résultats rapides. Il faut avoir beaucoup de patience.

— Oui, je m’en suis aperçue. (Il n’y avait qu’une seule photo encadrée sur mon bureau. Elle la retourna pour l’examiner.) Elle est très belle. C’est votre femme ?

— C’était ma femme. Elle est morte le jour du putsch de Kapp[12]. C’était au moins la centième fois que je répétais cette phrase.

Faire le rapprochement entre sa mort et cet événement historique me permettait en quelque sorte de ne pas trop montrer à quel point elle me manquait, même seize ans après. Mais ça n’apaisait pas la douleur.

— Elle est morte de la grippe espagnole, dix mois après notre mariage, ajoutai-je.

Frau Protze hocha la tête d’un air compatissant. Nous restâmes silencieux quelques minutes, puis je jetai un coup d’œil à ma montre.

— Vous pouvez rentrer chez vous si vous le désirez, lui dis-je. Après son départ, je restai un long moment debout devant la haute fenêtre, regardant les rues mouillées qui luisaient comme du cuir verni dans le soleil de fin d’après-midi. La pluie avait cessé, et l’on pouvait espérer une soirée agréable. Les employés de bureau rentraient chez eux, s’écoulant en un flot compact de Berolina Haus, juste en face, avant de s’engouffrer dans le réseau de couloirs souterrains qui menaient à la station de métro d’Alexanderplatz.

Berlin. J’adorais cette ville autrefois, avant qu’elle ne tombe amoureuse de son propre reflet et se mette à porter les corsets rigides qui l’étouffaient peu à peu. J’aimais la philosophie bon enfant, le mauvais jazz, les cabarets vulgaires et tous les excès culturels de la République de Weimar qui avaient fait de Berlin l’une des villes les plus fascinantes de l’époque.

Derrière l’immeuble où était situé mon bureau, vers le sud-est, se trouvait l’Alex, le quartier général de la police, et je songeai aux vaillants efforts qu’on y déployait pour enrayer la criminalité, incluant des délits tels que parler irrespectueusement du Führer, coller sur la vitrine de votre boucher une affiche le traitant de « vendu », omettre de pratiquer le salut hitlérien ou se livrer à l’homosexualité. Voilà ce qu’était devenue Berlin sous le gouvernement national-socialiste : une vaste demeure hantée pleine de recoins sombres, d’escaliers obscurs, de caves sinistres et de pièces condamnées, avec un grenier où s’agitaient des fantômes déchaînés qui jetaient les livres contre les murs, cognaient aux portes, brisaient des vitres et hululaient dans la nuit, terrorisant les occupants au point qu’ils avaient parfois envie de tout vendre et de partir. Pourtant, la plupart se contentaient de se boucher les oreilles, de fermer les yeux et de faire comme si tout allait bien. Tout apeurés, ils parlaient peu, faisaient mine de ne pas sentir le tapis remuer sous leurs pieds, et les rares fois où ils riaient, c’était du petit rire nerveux qui accueille poliment les plaisanteries du patron.

L’action policière, de même que la construction d’autoroutes et la délation, était devenue une des activités les plus florissantes de la nouvelle Allemagne, de sorte que l’Alex bruissait nuit et jour comme une ruche. Bien que les employés des services ouverts au public aient fini leur journée, il y avait encore un intense va-et-vient aux portes du bâtiment lorsque j’y arrivai. L’entrée n°4, celle du service des passeports, était particulièrement animée. Une foule de gens, dont de nombreux Juifs, en sortait après avoir fait la queue toute la journée dans l’espoir d’obtenir un visa pour l’étranger. Leur expression, soulagée ou abattue, permettait de juger du succès ou de l’échec de leur démarche.

Je longeai le trottoir d’Alexanderstrasse et dépassai l’entrée n°3 devant laquelle deux agents de la circulation, qu’on surnommait les « souris blanches » en raison de leurs courts manteaux blancs, descendaient de leur BMW bleu pâle. Une Minna, comme on appelait les fourgons verts de la police, passa en trombe, toutes sirènes hurlantes, et s’éloigna en direction du pont Jannowitz. Sourds au vacarme, les deux motards franchirent d’un air conquérant l’entrée n°3 pour aller faire leur rapport.

Familier des lieux, j’avais opté pour l’entrée n°2, celle où j’avais le moins de chances de tomber sur un gardien curieux. Si l’on me posait des questions, je dirais que j’allais au 32a, le bureau des objets perdus. Mais l’entrée n°2 menait aussi à la morgue de la police.

L’air nonchalant, je longeai un long couloir, descendis au sous-sol, traversai un petit réfectoire et rejoignis une sortie de secours. J’abaissai la barre transversale, poussai la porte et débouchai dans une vaste cour pavée où étaient garées des voitures de police. Un homme chaussé de bottes de caoutchouc était occupé à laver l’une d’elles. Je traversai la cour et poussai discrètement une autre porte sans qu’il me prête la moindre attention. Je me trouvais à présent dans une chaufferie, où je fis halte quelques instants afin de m’orienter. J’avais travaillé dix ans à l’Alex, et je n’avais pas peur de me perdre. Ma seule appréhension était de tomber sur quelqu’un qui me reconnaîtrait. J’ouvris l’autre porte permettant de sortir de la chaufferie, gravis un court escalier et pris le couloir au fond duquel se trouvait la morgue.

En pénétrant dans le bureau précédant la morgue, je fus saisi à la gorge par une odeur aigre rappelant celle de la chair de volaille.

Mélangée aux effluves de formaldéhyde, elle formait un cocktail écœurant qui me souleva l’estomac dès que je l’inhalai. Le bureau, sobrement meublé d’une table et de trois chaises, ne présentait, à part l’odeur et un petit panneau portant l’inscription « Morgue. Entrée interdite », aucune indication de ce qui attendait le visiteur au-delà des deux portes vitrées. J’entrebâillai la double porte et jetai un coup d’œil.

Au centre d’une pièce sinistre et humide se trouvait une table d’opération faisant également fonction de cuve de lavage. De chaque côté d’une rigole carrelée de céramique souillée, deux blocs de marbre légèrement inclinés permettaient aux fluides de s’écouler du cadavre dans la rigole, d’où ils étaient chassés dans une canalisation par l’eau de deux hauts robinets fuyants situés à chaque extrémité de la table. Les blocs de marbre pouvaient recevoir simultanément deux cadavres, que l’on disposait tête-bêche de part et d’autre de la rigole. Mais, à ce moment-là, un seul corps, celui d’un homme, subissait les assauts d’un bistouri et d’une scie chirurgicale. Ces instruments étaient maniés par un homme mince aux fins cheveux bruns, le front haut, des lunettes, un long nez busqué, une moustache bien taillée et un petit bouc. Portant bottes et gants de caoutchouc, il était protégé par un lourd tablier. Son col empesé était serré par un nœud papillon.

Je poussai les portes et m’approchai, examinant le corps d’un air professionnel pour tenter de déterminer les causes de la mort. Il était évident que le cadavre avait séjourné longtemps dans l’eau, car la peau détrempée se détachait des pieds et des mains comme d’affreux gants et chaussettes. À part ça, le corps paraissait en assez bonne condition, à l’exception de la tête. Aussi noire et dépourvue de traits qu’un ballon de football couvert de boue, on en avait scié la partie supérieure pour en extraire le cerveau. Tel un nœud gordien gorgé d’eau, il attendait dans un récipient de faïence en forme de rein le moment d’être disséqué.

Habitué à côtoyer la mort violente dans ses formes les plus horribles, avec ses attitudes grotesquement disloquées et sa chair à tous les stades du dépérissement, ce spectacle me laissa aussi froid que celui de la devanture de mon boucher « allemand », à part que, ici, il y avait plus de choix que chez lui. Bien que sachant d’où elle provenait, je m’étonnais parfois de ma presque totale indifférence devant un corps poignardé, noyé, écrasé, percé de balles, carbonisé ou matraqué à mort. J’avais été si souvent confronté à la mort sur le front turc et à la Kripo que j’avais presque cessé de considérer un cadavre comme quelque chose d’humain. Cette promiscuité avec la mort avait continué quand j’étais devenu enquêteur, puisque les traces d’une personne disparue menaient fréquemment à la morgue de St Gertrauden, le plus grand hôpital de Berlin, ou à une cahute d’éclusier plantée au bord du Landwehrkanal.

Durant plusieurs minutes, je contemplai le macabre spectacle, me demandant pourquoi la tête et le corps présentaient un état aussi différent, lorsque le Dr Illmann jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et m’aperçut.

— Bon sang de bon sang, grogna-t-il. Bernhard Gunther. Vous êtes donc toujours vivant ?

Je me rapprochai de la table et rejetai une goulée d’air d’un air dégoûté.

— Seigneur, fis-je. J’ai senti une telle puanteur pour la dernière fois quand je me suis réveillé sous un cheval mort.

— Il est dans un drôle d’état, hein ?

— Comme vous dites. Que lui est-il arrivé ? Il a roulé un patin à un ours blanc ? Ou bien c’est Hitler qui lui a fait un bisou ?

— Très étrange, n’est-ce pas ? Comme si on lui avait brûlé la tête.

— À l’acide ?

— Exactement, fît Illmann de l’air satisfait du professeur obtenant une bonne réponse. Bravo. Difficile de dire quelle sorte d’acide, mais très probablement chlorhydrique ou sulfurique.

— Comme si on ne tenait pas à ce qu’on le reconnaisse.

— Absolument. Remarquez, ça n’a pas effacé la cause de la mort. On lui a enfoncé un morceau de queue de billard dans une narine. Elle a pénétré le cerveau en le tuant sur le coup. Ce n’est pas un procédé habituel pour donner la mort, c’est même un cas unique à ma connaissance. Mais on apprend peu à peu à ne pas être surpris par les moyens tortueux qu’emploient les assassins pour occire leurs victimes. D’ailleurs, je suis sûr que vous n’êtes pas surpris. Vous avez toujours eu une imagination brillante pour un flic, Bernie. Sans parler de votre sang-froid. Vous savez, il faut que vous ayez un drôle de culot pour entrer comme ça ici. Seule ma nature sentimentale m’empêche de vous faire sortir en vous tirant par l’oreille.

— Il fallait que je vous parle au sujet de l’affaire Pfarr. C’est vous qui avez procédé à l’autopsie, n’est-ce pas ?

— Vous êtes bien renseigné, dit-il. Il se trouve que les familles sont venues récupérer les corps ce matin.

— Et votre rapport ?

— Écoutez, je ne peux pas vous parler ici. J’en ai bientôt fini avec ce monsieur. Donnez-moi une heure.

— Où ?

— Que diriez-vous du Künstler Eck, à Alt Kölln ? C’est un endroit tranquille, nous ne serons pas dérangés.

— Le Künstler Eck, répétai-je. Je trouverai. Je me dirigeai vers les portes vitrées.

— Euh, Bernie… Pensez à apporter quelque chose pour rembourser mes frais…

La commune indépendante d’Alt Kölln, depuis longtemps absorbée par la capitale, est une petite île sur la Spree. Composée principalement de musées, elle a acquis le surnom de l’« île Musée ». Je dois cependant avouer que je n’ai jamais pénétré dans aucun d’entre eux. Le passé ne m’intéresse pas outre mesure, et si vous voulez mon avis, c’est un peu l’obsession de ce pays pour son histoire qui l’a mis là où il se trouve à présent – dans la merde. Impossible d’entrer dans un bar sans qu’un excité commence à pérorer sur les frontières d’avant 1918, en remontant jusqu’à Bismarck et à la bonne époque où on avait flanqué la pile aux Français. Ce sont là des blessures anciennes, et à mon avis, il est malsain de toujours les ressasser.

Vu de l’extérieur, l’endroit n’était pas très engageant : la peinture de la porte s’écaillait, les fleurs de la devanture étaient fanées, et en plus, derrière une vitre sale, une pancarte annonçait d’une écriture en pattes de mouche : « Ici on peut écouter le discours de ce soir. » Je jurai intérieurement : cela signifiait que Joe le Boiteux[13] allait faire un discours dans un meeting du Parti, ce qui provoquerait dans la soirée les habituels embouteillages. Je descendis les quelques marches et ouvris la porte.

L’intérieur du Künstler Eck était encore moins accueillant que l’extérieur. Les murs étaient couverts de sinistres objets en bois sculpté, depuis les canons modèle réduit aux têtes de mort, en passant par les cercueils et les squelettes. Au fond de la salle était installé un orgue dont la décoration représentait un cimetière où les morts émergeaient des cryptes et des tombes. Assis devant l’instrument, un bossu jouait un morceau de Haydn dont il était l’unique auditeur, car sa musique était noyée sous les couplets de Ma fière et vaillante Prusse, brailles par un groupe de miliciens SA. J’ai été le témoin de nombreuses scènes étonnantes à Berlin, mais celle-ci semblait sortir tout droit d’un film de Conrad Veidt, et pas d’un des meilleurs. Je m’attendais d’une seconde à l’autre à voir surgir le capitaine de police manchot.

Mais ce fut Illmann que je découvris, attablé dans un coin devant une bouteille de bière Engelhardt. J’en commandai aussitôt deux autres, puis m’assis en face de lui tandis que les SA terminaient leur chanson et que le bossu entreprenait de massacrer une de mes sonates préférées de Schubert.

— Drôle de trou à rats pour donner un rendez-vous, fis-je d’un air morne.

— Je ne déteste pas un certain pittoresque.

— Ça doit être le point de ralliement de tous les déterreurs de cadavres de Berlin. Côtoyer la mort toute la journée ne vous suffit donc pas, pour venir boire un verre dans cet ossuaire ?

Il haussa les épaules sans se formaliser.

— J’ai vraiment conscience d’exister lorsque je vois la mort autour de moi.

— La nécrophilie a donc ses aspects positifs ? Illmann sourit. J’eus l’impression qu’il approuvait.

— Alors comme ça, reprit-il, vous vous intéressez à ce pauvre Hauptsturmführer et à sa petite femme, hein ? (J’acquiesçai d’un signe de tête.) C’est une affaire intéressante, et croyez-moi, les affaires intéressantes se font de plus en plus rares ces temps-ci. Avec toutes les morts violentes que connaît cette ville, on pourrait penser que je suis débordé de travail. Eh bien, pas du tout. Dans la plupart des cas, les causes de la mort sont évidentes, de sorte que je remets régulièrement un rapport d’autopsie concluant à l’assassinat à ceux-là mêmes qui en sont les auteurs. Nous vivons dans un monde absurde. (Il ouvrit sa serviette et en sortit un dossier bleu.)

Je vous ai apporté les photos. J’ai pensé que ça vous intéresserait de voir à quoi ressemblait l’heureux couple. Comme vous pouvez le constater, ils ont l’air de deux charbonniers. Je n’ai pu les identifier que grâce à leurs alliances.

Je feuilletai le dossier. L’angle de prise de vue changeait, mais pas le sujet : deux corps gris métal, aussi chauves que des momies égyptiennes, reposaient sur les ressorts dénudés et noircis de ce qui avait été un lit. On aurait dit deux saucisses oubliées sur un gril.

— Charmant album de famille. Qu’est-ce qu’ils étaient en train de faire ? De la boxe française ? demandai-je à la vue des cadavres serrant les poings devant eux comme deux boxeurs qui se cherchent.

— C’est une position habituelle quand on meurt dans de pareilles circonstances.

— Et ces blessures ? On dirait des coups de couteau…

— Encore une fois, rien d’étonnant, fit Illmann. Sous l’effet de la chaleur, la peau se craquelle et éclate comme une banane trop mûre. Enfin, si vous vous souvenez à quoi ressemble une banane.

— Où avez-vous trouvé les bidons d’essence ? Il leva vivement les yeux.

— Ah, vous êtes au courant ? C’est vrai, nous avons retrouvé deux bidons vides dans le jardin. Je ne pense pas qu’ils y étaient depuis longtemps. Ils n’étaient pas rouilles et l’un d’eux contenait même un reste d’essence qui ne s’était pas évaporé. Le chef des pompiers nous a dit qu’il régnait une forte odeur d’essence quand ils sont arrivés sur les lieux.

— C’est donc un acte criminel.

— Sans aucun doute.

— Dans ce cas, pourquoi avez-vous cherché des impacts de balles sur les corps ?

— L’expérience, tout simplement. Quand on pratique une autopsie à la suite d’un incendie, on cherche toujours à savoir si l’on n’a pas cherché à effacer les causes réelles du décès. C’est une procédure routinière. J’ai retrouvé trois balles dans le corps de la femme, deux dans celui du mari, et trois autres dans la tête du lit. La femme était morte quand le feu s’est propagé. Elle avait été touchée à la tête et à la gorge. Mais pas l’homme. Des particules de fumée avaient pénétré dans les bronches, et son sang contenait du monoxyde de carbone. Les muqueuses étaient encore roses. Lui avait été touché à la tête et à la poitrine.

— A-t-on retrouvé l’arme ? demandai-je.

— Non, mais je peux vous dire qu’il s’agissait presque à coup sûr d’un automatique 7.65, avec la force de frappe d’un vieux Mauser.

— De quelle distance leur a-t-on tiré dessus ?

— Je dirais à environ 1 m 50. D’après les orifices d’entrée et de sortie des balles, et aussi d’après la présence des trois balles ayant pénétré la tête de lit, le tireur devait se tenir debout au pied du lit.

— Une seule arme, selon vous ? (Illmann acquiesça.) Huit balles en tout. Un chargeur entier. Celui qui a fait ça voulait être sûr de ne pas les rater, ou alors il était vraiment en rogne. Bon sang, et les voisins n’ont rien entendu ?

— Apparemment non. Ou alors ils se sont dit que c’était la Gestapo qui faisait une petite fiesta. L’incendie n’a été signalé qu’à 3 h 10 du matin. À ce moment, il était bien trop tard pour le maîtriser.

Le bossu délaissa son orgue tandis que les miliciens se lançaient dans une interprétation tonitruante de Allemagne tu es notre fierté. L’un d’eux, une armoire à glace au visage barré d’une cicatrice rougeâtre, passa derrière le bar, brandit sa chope de bière et engagea la salle à reprendre le couplet. Illmann obtempéra de bonne grâce et chanta d’une voix de baryton, tandis que ma propre prestation manquait singulièrement de vigueur et d’harmonie. Chansons martiales point ne font le patriote. Le problème avec ces connards de nationaux-socialistes, surtout les jeunes, est qu’ils sont persuadés d’avoir le monopole du patriotisme. Ce qui n’est certainement pas vrai pour l’instant, mais au train où vont les choses, ça risque de le devenir très vite.

Quand la chanson fut terminée, je demandai d’autres détails à Illmann.

— Ils étaient nus tous les deux, déclara-t-il. Et ils avaient pas mal picolé. Elle avait bu plusieurs cocktails Ohio, et lui avait écluse une grande quantité de bière et de schnaps. Ils étaient probablement fin saouls quand on les a descendus. J’ai également procédé à un prélèvement vaginal qui a révélé la présence de sperme récent du même type que celui du mari. À mon avis, ils avaient dû passer une soirée agitée. J’ai oublié de vous signaler qu’elle était enceinte de huit semaines. Que voulez-vous, la vie n’est qu’une petite bougie vite consumée.

— Enceinte, répétai-je d’un air songeur tandis qu’Illmann s’étirait en bâillant.

— Oui. Vous voulez savoir ce qu’ils avaient mangé au dîner ?

— Non, dis-je d’un ton catégorique. Parlez-moi plutôt du coffre. Était-il ouvert ou fermé ?

— Ouvert. (Il marqua une assez longue pause.) C’est curieux. Vous ne me demandez pas comment on l’a ouvert. Ce qui m’amène à penser que vous savez déjà que, à part les dégâts imputables à l’incendie, il n’était pas endommagé. Et donc, s’il a été ouvert illégalement, il l’a été par quelqu’un qui savait fort bien ce qu’il faisait. Un coffre Stockinger n’est pas une boîte à sardines.

— Des empreintes ? Illmann secoua la tête.

— Trop noirci pour que nous ayons pu en relever, dit-il.

— Imaginons, repris-je, que, juste avant la mort des Pfarr, le coffre ait renfermé – euh – ce qui s’y trouvait habituellement, et que comme chaque soir, il ait été verrouillé pour la nuit.

— Oui.

— Il y a donc deux possibilités. La première est qu’un professionnel l’ait ouvert avant de tuer le couple. La seconde, que le cambrioleur ait forcé les Pfarr à l’ouvrir avant de leur ordonner de s’étendre sur le lit et de les tuer. Or ce n’est pas dans la manière d’un pro d’avoir laissé le coffre ouvert.

— À moins qu’il ait cherché à se faire passer pour un amateur ? suggéra Illmann. Pour ma part, je pense qu’ils dormaient quand on les a tués. La position des impacts indique qu’ils étaient allongés. Si vous étiez au lit, éveillé, et si quelqu’un braquait son arme sur vous, je suis sûr que vous ne resteriez pas allongé. C’est pourquoi je réfute votre première hypothèse. (Il consulta sa montre et finit sa bière. Puis, me tapotant la cuisse, il reprit d’un air enjoué :) Ça m’a fait plaisir, Bernie. Ça m’a rappelé le bon vieux temps. J’apprécie de pouvoir parler à quelqu’un qui fait son boulot d’enquêteur sans une lampe torche et un coup de poing américain aux phalanges. Enfin, je ne vais pas rester très longtemps à l’Alex. Notre illustre Reichskriminaldirektor, Arthur Nebe, a décidé de me mettre en retraite anticipée, comme il l’a fait avec tous les vieux conservateurs.

— Je ne savais pas que vous vous intéressiez à la politique, dis-je.

— Je ne m’en mêle pas, précisa-t-il. Mais n’est-ce pas exactement comme ça que Hitler a été élu ? À cause de tous ces gens qui se fichaient de savoir par qui serait dirigé le pays ? Et le plus marrant est que je m’en fiche encore plus maintenant. Ce n’est pas moi qui prendrai le train en marche, comme toutes ces Violettes de Mars. Cela dit, je ne regrette pas beaucoup de quitter l’Alex. Je suis las des incessantes querelles entre Sipo et Orpo à propos du contrôle de la Kripo. Ça devient très difficile de rédiger un rapport, quand on ignore s’il convient ou non de mentionner la présence des agents en uniforme de l’Orpo.

— Je croyais que la Sipo et la Gestapo marchaient main dans la main avec la Kripo.

— Au plus haut niveau, oui, confirma Illmann. Mais aux niveaux intermédiaires, c’est encore la vieille hiérarchie administrative qui prévaut. Au niveau municipal, les chefs de police appartenant à l’Orpo sont également responsables devant la Kripo. Mais d’après la rumeur, les chefs de l’Orpo encouragent en sous-main les membres de leur police qui envoient paître les emmerdeurs de la Sipo. À Berlin, par exemple, notre chef de la police applaudit à tout ce qui peut leur mettre des bâtons dans les roues. Lui et le Reichskriminaldirektor, Arthur Nebe, ne peuvent pas se sentir. Grotesque, n’est-ce pas ? Enfin, sur ces bonnes paroles, avec votre permission, il faut que je parte.

— Drôle de façon de diriger une police, dis-je.

— Croyez-moi, Bernie, vous avez bien fait de laisser tomber tout ça, conclut-il en souriant. Parce que ça risque de devenir de pire en pire.

Les informations d’Illmann me coûtèrent 100 marks. Obtenir des renseignements a toujours coûté cher, mais ces derniers temps, les faux frais d’un enquêteur privé ont tendance à augmenter considérablement. Ça n’a d’ailleurs rien détonnant. Tout le monde traficote. La corruption sous une forme ou sous une autre est le trait le plus caractéristique de la vie sous le national-socialisme. Le gouvernement a beau avoir fait des révélations sur la corruption des divers partis politiques dirigeant la République de Weimar, ce n’était rien a côté de celle qui règne maintenant. Et comme elle sévit aux plus hauts niveaux de l’État et que tout le monde le sait, beaucoup de gens estiment avoir droit à leur part du gâteau. Je ne connais personne qui soit resté aussi intransigeant qu’avant sur ce genre de pratiques. Moi y compris. La sensibilité des gens à la corruption, quelle s’exprime dans le marché noir ou dans la tentative d’obtenir une faveur d’un fonctionnaire de l’État, est aussi émoussée que la mine d’un crayon de charpentier, voilà la vérité.